Réponse d'une lectrice suite à l'article du Nouvel Observateur "Utopie du bio"

Réponse de Bénédicte Delloye, à la suite de l'article "L'utopie du bio", paru dans le Nouvel Observateur en novembre 2012. Bénédicte est maraîchère bio et ancienne stagiaire à la ferme de Sainte Marthe.
Contact : bdelloye@gmail.com
Son site : www.benedictealacampagne.com

Bruxelles, le 12 novembre 2012

Cher Monsieur Gruhier,

Permettez-moi de vous envoyer quelques mots à propos de votre article « L’utopie du bio » paru dans le Nouvel Obs du 1er novembre dernier. Sa lecture m’a à la fois mise en colère et attristée tant par son contenu, son angle de vue, son argumentaire que par l’impact néfaste qu’il peut avoir sur le public.

Alors que ce même Nouvel Obs se faisait il y a quelques semaines le défenseur de Gilles Séralini et de l’étude sur les OGM, voilà qu’aujourd’hui, on peut lire dans vos colonnes des choses sur le/la bio – on s’en fiche un peu non ? – qu’on ne peut pas laisser écrire sans réaction ni quelques mises au point.

Pour votre information, formée dans une grande école de commerce à Bruxelles, j’ai un parcours de consultance et de gestion de projets en grandes entreprises doublée de 7 années au sein de l’Union Européenne en promotion de l’environnement dans l’industrie. Et aujourd’hui, après une formation en agriculture biologique à la Ferme Sainte-Marthe, jeune maraichère en devenir avec un respect pour la nature et le sol chevillé au corps.

Je ne connais pas votre niveau de maîtrise et d’intérêt sur le sujet, ni même votre motivation à écrire sur le bio. Cependant, outre la condescendance dont vous faites preuve en qualifiant l’agriculture bio – je cite - de « sympathique concept » alors que c’est le modèle qui a prévalu pendant des siècles (sans qu’il soit nécessairement qualifié comme tel), votre article est truffé d’éléments réducteurs et entretenant des fausses informations au sujet d’une agriculture qui n’a d’autre objectif que de respecter le vivant.

Laissez-moi reprendre quelques points de votre article

- « ....Réputée meilleure pour la santé (sauf celle de notre portefeuille)... » : élevons un peu le débat. Savez-vous que le kilo de tomates issu de l’agriculture conventionnelle que vous paierez 1€ au supermarché, vous l’avez en fait payé 2, voire 3 € ? Pourquoi ? Parce que ce producteur de tomates tire ses revenus à plus de 80% des subsides qu’il reçoit de la Politique Agricole Commune (PAC). Et à votre avis, d’où vient cet argent ?

Pour rappel, le budget de la PAC (56 milliards d’€) est le plus gros budget de l’Europe – 40% du budget total - et la France en est bénéficiaire net avec un montant de subsides agricoles de plus de 11 milliards d’€ en 2008. Et quand je dis la France, ce sont à plus de 80% les agriculteurs conventionnels qui reçoivent cet argent, pas les agriculteurs bios.

L’agriculteur bio facturera le kilo de tomates à 3€ parce que c’est le juste prix... du maraîchage éthique en quelque sorte.

Ce qu’on ne veut pas prendre dans la poche du consommateur, on le prend dans la poche du contribuable. Mais ça, qui le dit ? Qui le sait ?

Dans le même esprit, l’agriculteur conventionnel aura beaucoup plus consommé d’intrants, d’énergie, de pesticides et donc davantage pollué que le producteur bio. Ce sont les fameuses externalités qui n’apparaissent bien souvent nulle part, ou en tout cas pas directement. Les nappes phréatiques sont tellement polluées dans certaines régions de France de par les rejets agricoles que les centrales de traitement des eaux polluées sont de plus en plus chères à construire et à faire fonctionner. Et ici, également, qui paie ce coût supplémentaire ? Regardez votre facture d’eau.

- «...Sans compter que [...] on ne peut jamais être sûr d’acheter bio comme le montre périodiquement la découverte de réseaux frauduleux...».

Est-ce un argument intelligent et défendable que, parce qu’il y de la fraude, on doit discréditer et mettre en doute l’ensemble d’un secteur, d’une profession ? Vous ne pensez pas qu’il y ait des voyous partout, des fraudeurs, des profiteurs, dans le bio comme ailleurs ? Là où les sceptiques et les esprits chagrin demandent, que dis-je, exigent presque, à celui-ci d’être irréprochables, alors que les mêmes tolèrent tant de manquements à l’agriculture conventionnelle ? L’argument est facile et digne du café du commerce. Qu’il est facile de voir la paille dans l’œil du voisin et ne pas voir la poutre dans le sien !

- « Dans son livre Bio, fausses promesses et vrai marketing, Gil Rivière-Wekstein... » - Savez-vous qui est ce Monsieur si ce n’est une sorte de propagandiste et de négationniste- bio-sceptique pour être politiquement correct - patenté des dégâts causés par l’agriculture industrielle, l’agroalimentaire et l’industrie phytosanitaire ?

Le Round-Up est un produit miracle, les OGM et l’agriculture intensive industrielle vont régler les problèmes de la faim dans le monde, non les abeilles n’ont pas disparues, etc, etc... Allez-voir le site http://www.agriculture-environnement.fr/ ou encore http://alerte- environnement.fr et vous comprendrez mieux.

Maintenant, comme l’objectif de votre article était sans doute de mettre en lumière les doutes qui peuvent planer sur le bien-fondé de l’agriculture bio, il était normal d’y faire référence.

Je pense néanmoins que votre papier aurait gagné en crédibilité et en sympathie vis-à-vis de votre lectorat si vous aviez fait référence à des gens comme Pierre Rabhi, Claude Bourguignon, Philippe Desbrosses ou encore Edgar Morin pour n’en citer que quelques-uns... Dommage.

- « ..De toute façon, ses rendements, comparés à ceux de l’agriculture conventionnelle, sont au mieux moitié moindres... ».

Mais bon sang, d’où tenez-vous ces chiffres ? Et sur quelles bases faites-vous de telles affirmations ? Le rendement par agriculteur est peut-être plus important parce qu’aujourd’hui, avec la monoculture comme norme, une exploitation de 300 ha de blé peut être gérée par un seul agriculteur qui répétera les mêmes tâches à longueur d’année. Quid des autres cultures ? Il devient dépendant pour tout le reste – et vous aussi.

L’agriculteur conventionnel consomme aujourd’hui au bas mot 8 calories fossiles – beaucoup plus pour le hors-sol - pour produire une unité de calorie agricole. Vous trouvez ça un modèle rentable et soutenable en ces temps de rareté et de cherté énergétique ? Supprimez les subsides de la PAC et le modèle s’écroule.

Les agricultures traditionnelles, locales, en Afrique, en Asie, en Amérique Latine sont bien plus rentables à l’hectare parce que les techniques développées permettent des mélanges de cultures sur la même terre, parce que ces agricultures combinent élevage, sylviculture et agriculture.

Elle nécessite plus de main d’œuvre, plus de savoir, plus de techniques mais elle permet aux gens d’être autonomes et de produire pour faire vivre leur famille et souvent voire plus. Ceci, tout en respectant l’environnement et les lois de la nature.

L’agriculture bio est beaucoup plus technique qu’on ne croit et a de multiples facettes. Elle nécessite une maitrise des savoirs bien plus vastes que l’agriculteur conventionnel perché sur son Massey toute la journée à sulfater un champ désespérant morne.

Seulement voilà, imagine-t-on aujourd’hui qu’un agriculteur soit quelqu’un de savant ? Il faudrait effacer des dizaines d’années de dévalorisation systématique d’un métier qui a été délibérément organisée par les politiques au lendemain de la guerre pour développer l’industrie et vider les campagnes.

A titre de réflexion, il reste aujourd’hui moins de 600.000 agriculteurs (contre près de 4 millions en 1950). Il y a aujourd’hui plus de 3 millions de chômeurs en France... Quel homme politique aura aujourd’hui le courage de proposer une véritable relocalisation de l’agriculture, une sorte de new deal agricole pour mettre en place un modèle soutenable d’un point de vue économique, social et environnemental ? Ce modèle existe. Un rapport commandé en 2005 par le Ministère de l’écologie et du développement durable le démontre mais personne n’en parle. Trop explosif...

- « ...il lui faudrait donc au bas mot, deux fois plus de surface pour réussir à nous nourrir, alors que la France importe déjà un tiers de ses denrées bio. Cherchez l’erreur... ».

Cherchez les erreurs vous voulez dire... car votre affirmation en est truffée.

Concernant la relation surface/nourriture produite, le modèle agricole moderne est bien entendu reconnu pour avoir des rendements extraordinaires par hectare mais à quel prix ? A-t-il pour autant réussi à avoir donné à manger à tout le monde sur notre planète qui, je vous les rappelle, compte aujourd’hui pas moins d’un milliard de gens qui ne mangent pas à leur faim et un autre milliard qui souffre de carences diverses dues à une alimentation insuffisante ? La réponse est dans la question. Et je ne parle même pas de la destruction des sols, de la perte de biodiversité, etc...

Et c’est là que se trouve le paradoxe de la faim : des pays d’Afrique comme le Zimbabwe, l’Ethiopie, le Sénégal avaient des agricultures locales très performantes parce qu’adaptées à leur climat, à leur sol et à leurs traditions, voire même aussi à leur estomac. Aujourd’hui, ces gens se sont vus dépossédés de leurs terres pour cultiver des denrées alimentaires destinées à l’exportation à des prix fixés par les marchés mondiaux et ils se sont retrouvés sans suffisamment de ressources pour se nourrir et vivre décemment. Sans compter que leurs terres leur ont été souvent volées pour cultiver des matières premières destinées aux agro-carburants. Pétrole contre nourriture...

Revenons à la France. Plus de la moitié de la surface agricole utile n’est pas cultivée en France alors que pas moins de 15.000 camions passent tous les jours la frontière à Perpignan remplis de fruits et légumes venant du Maroc, d’Espagne, du Portugal... Là, je dis, oui : cherchez l’erreur. Il ne faut pas se tromper de débat.

- « ...La plupart des phosphates naturels autorisés en AB sont riches en cadmium, ce qui n’est pas la cas des phosphates purifiés de l’agriculture conventionnelle... ».

Vous savez à quoi me fait penser cette allégation ? Aux paquets de bonbons qui affirment haut et fort que ceux-ci ne contiennent pas de matières grasses mais qui se gardent bien de dire qu’ils contiennent la liste quasi exhaustive de tous les édulcorants, colorants de synthèse et autres exhausteurs de goût. Cela s’appelle de la mauvaise foi ou encore du mensonge par omission. Très connu comme tactique mais de moins en moins efficace par ces temps de prise de conscience de la société civile.

Je vous rappelle aussi que l’agriculture conventionnelle française utilise chaque année près de 80.000 Tonnes de produits phytosanitaires : fongicides, engrais, herbicides, insecticides...

Je m’arrête là. Je passe sur vos références aux cristaux, forces astrales et pétainisme parce que là, j’ai comme l’impression qu’il vous manquait quelques signes pour satisfaire votre rédacteur en chef.

Quant aux dérives du bio en bio business ou bio industriel provoquées par le lobbying de l’agro alimentaire auprès des institutions européennes, alors là, je dis oui, bravo. Seulement, vous n’en parlez que sur trois lignes. Et là aussi, il ne faut pas se tromper de cible : ce n’est pas le bio qu’il faut pointer du doigt mais les pratiques de l’agroalimentaire et de la grande distribution qui depuis des décennies n’ont de cesse de flouer – je reste polie - outre le législateur, et leurs fournisseurs et les consommateurs.

Monsieur Gruhier, je lis le Nouvel Obs depuis que j’ai 18 ans – j’en ai 30 de plus aujourd’hui – et c’est un article sur l’agriculture biologique dans votre journal paru il y a près de 10 ans qui m’a donné l’envie à l’époque de changer de carrière.

Plutôt que de partager vos doutes et votre scepticisme, vous aviez deux options :

  • Evoquer le pillage et l’appropriation à des coûts ridicules – 0,90€ l’hectare - des terres en Afrique, en Amérique Latine par des fonds d’investissement à des fins de spéculation, l’appropriation du vivant par les semenciers – Cargill, Syngenta et autres – au détriment des paysans ou encore les partenariats douteux Monsanto/Fondation Bill Gates pour diffuser les OGM en Afrique sont de sujets qui auraient davantage mérité un écho dans vos colonnes.
  • Ou alors parler de la forêt qui pousse... Vous savez, ces milliers d’initiatives individuelles, locales qui fleurissent partout dans le monde comme autant d’oasis de survie, de souhait d’un autre monde.

Je reste à votre disposition si vous souhaitez prolonger le débat. Bien à vous.

Bénédicte Delloye
bdelloye@gmail.com
www.benedictealacampagne.com

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